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Ça pourrait commencer ainsi – les jonquilles et les pensées en bouquet sur la pelouse en pente– le gravier blanc dans la lumière de l’été – les bordures à la terre binée des rosiers – les gris clairs de novembre, puis sombres – la couleur orangée des réverbères – la femme au travers de la fenêtre de la cuisine éclairée… trop jaune- les deux enfants à la table… Il y a quelque chose de l’ordre du “déjà vu” dans les dessins d’Aurélien Dupuis. La maison de Pierre et Christine ou celle de Jeannette, ou celle encore de Claude et Nathalie. Vécues, traversées, simplement aperçues, ces villas, ces maisons pavillonnaires font partie de notre “imaginaire” collectif. Elles ont contaminé notre regard panoramique et sont devenues notre nouveau paradis terrestre… Ces “images” qui constituent ici deux séries distinctes pourraient s’étendre à l’infini tant ces habitations sont devenues notre nouvelle banlieue universelle. Le principe de fabrication de ces dessins qui résulte (pour la série des fusains) d’un processus mécanique de projection ou (pour la série des villas au feutre) de report au calque de chaque zone puis de coloration (de la même manière qu’un numéro d’Art) est en fait le reflet même du modèle d’élaboration répétitif, standardisé, homogène de ces banlieues pavillonnaires… l’artiste lui-même se plaît à dire que ces dessins auraient pu être réalisés par n’importe qui équipé d’un simple dispositif de reproduction mécanique. Les dessins réalisés aux feutres (pour enfant) nous donnent à voir de belles villas avec leur piscine, réalisés au “pixel près” (car tous ces dessins proviennent d’images collectées sur le réseau), à la couleur trop saturée, au fond neutre comme les panneaux d’annonce d’un promoteur (encore qu’ici il y ait trop de grain, les traces du passage des feutres, l’épuisement de ceux-ci. Les publicités actuelles de ces maisons sont réalisées en synthèse aux beaux aplats)… Ou alors les images d’Aurélien Dupuis seraient une synthèse de basse définition. Ces couleurs sont aussi une marque de notre temps,du trop, du trop coloré, du trop saturé, du trop contrasté… celle du web, de nos écrans plasma, d’une vie artificielle, d’une vie imagée par procuration… où tout, absolument tout, nous est dicté par l’image. Mais il y a comme un revers à la médaille… Car il en est tout autrement dans la série réalisée au fusain. Là aussi, de ces dessins – de simples maisons pavillonnaires, mais nous dirons qu’elles sont comme plus sales, plus ternes, une marque du temps peut-être, elles portent comme en elles-mêmes une expression, un visage de la désolation, d’une solitude…

comme toutes ces maisons d’ailleurs… mais plus crue… mais plus nue… d’un noir (mais s’agit-il d’un noir quand on parle de fusain – on pourrait dire plutôt : un gris poussière de fusain) – surgissent la carrosserie d’une voiture, le gravier du trottoir, une gouttière… et dans les blancs maculés on imagine l’humidité des murs, les plaques de fibro-ciment de ces maisons des années soixante… c’est dans ces détails que perce quelque chose… une histoire…Car il n’y a nul regard sociologique ou anthropologique, nul regard critique, nul jugement dans ces séries mais bien plutôt une fascination de ces lieux sans lieu, de ces lieux d’absence. Car malgré toute la froideur mécanique du dispositif de reproduction et de représentation, il y a de la littérature dans ces images, des résonances, des histoires… des livres entiers… Évidemment que la pratique d’Aurélien Dupuis est aussi un travail sur le chaos des images, que traite, recolorise, compresse, diffuse le réseau… Mais il effectue un choix (et ce choix est déjà une histoire) et le traitement, même s’il est un dispositif de mécanisation, nous raconte aussi autre chose… et en particulier dans ces deux nouvelles séries… derrière les façades, les portails, les fenêtres on devine ce qui a été ou ce qui n’a pas été… il y a des femmes gauchères, des histoires d’enfants1… Des histoires déchirées de couple, des enfants assis à jouer à l’ombre tranchante du mur, la femme en larmes dans la chambre illuminée par la couleur orangée du réverbère, la mort subite dans la cuisine éclairée au fluo… dans ce gris fusain se noient les les destins de chacun… Ces maisons sont nos lieux de désolation…« (…) Le lotissement s’étendait dans l’aurore ; les lanternes venaient justement de s’éteindre2(…) »L’artiste nous montre dans ces deux nouvelles séries comme une tragédie de l’effacement du quotidien… là où le silence     efface tout…

 

Alain Josseau

 

1 Référence à deux récits de Peter Handke

2 P. Handke, La Femme gauchère, éditions Gallimard, 1978

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